Du curé expiant le péché de masturbation au couple formé sur un site de rencontres, Anne-Claire Rebreyend décrit comment a changé notre façon de parler de « la chose ».
Par Renée Greusard, Rue89
Des lettres d'amour, des journaux intimes, qui parlent de sexe, d'amour, de liquides ou de sueur.
Dans son exaltant « Dire et faire l'amour », l'historienne Anne-Claire Rebreyend retrace un siècle d'écrits intimes. On s'y plonge avec la délectation d'un enfant trop curieux, en expédition dans le grenier de ses grands-parents.
Certaines lettres (les plus anciennes) parlent de sexe à demi-mot. Comme celle de Reine à son mari (lire ci-dessous). Enceinte, elle craint de ne plus séduire son mari, et lui dit en 1929 :
« Quelquefois, je me demande si nous n'avons pas fini de nous comprendre et pourtant, bébé chéri de nous deux est là pour nous rappeler des heures merveilleuses vécues l'été dernier ; alors jamais plus je ne les vivrai ces heures ? »
En 1994, le ton des jeunes amoureux n'est plus le même. José, 17 ans, écrit à Manon, 16 ans :
« Je t'avoue qu'encore après j'aurai du mal à mettre ce préservatif ; c'est toujours délicat de dire : “J'y vais ? ”. »
Après lecture du livre d'Anne-Claire Rebreyend, on ressort plein de questions vertigineuses, alors on l'a interviewée. Et pour les riverains curieux, on a sélectionné dix lettres et écrits intimes issus des 400 documents que compile « Dire et faire l'amour », qu'elle a bien voulu commenter :
1. « Un sujet tabou parmi les historiens » ;
2. De 1905 à 2002, huit lettres et huit amours (à venir dans des posts suivants).
Pourquoi vous êtes-vous intéressée à ces écrits ?
Parce que peu de monde s'y intéressait. Du moins dans le monde de l'Histoire, on ne trouvait pas grand-chose là-dessus, et c'était un sujet tabou.
Les historiens en avaient un petit peu peur, parce que le thème évoque des choses très personnelles. En général, on préfère mettre de la distance avec nos objets d'étude.
Finalement, cette histoire que vous dessinez, c'est aussi bien celle de la sexualité que celle du sentiment amoureux ?
Je pense que les deux sont liés : quand on parle d'amour au début du XXe siècle en général, c'est parce qu'on n'ose pas parler de sexualité. Donc on utilise le mot amour pour désigner, en fait, la sexualité.
Dans votre livre, on observe bien, d'ailleurs, l'évolution des mots choisis pour parler de sexe...
C'est assez tard finalement qu'on commence à dire des mots crus. Pendant longtemps, le sexe c'était : « La chose. » Un vocabulaire plus cru est apparu avec le développement de la sexologie et des manuels conjugaux ou d'éducation sexuelle, dans l'entre-deux-guerres.
Là, seulement, un vocabulaire médical a été mis à disposition des gens. Et le vocabulaire que l'on appelle cru est, en fait, surtout un vocabulaire médical.
Aujourd'hui, on ne dit plus l'amour et on n'aime plus de la même manière qu'en 1910 ?
Il est certain qu'il y a des manières d'aimer non seulement différentes selon les époques, mais aussi selon les pays, les lieux géographiques, les cultures.
Pour le cas bien précis de la France, rien que pour le XXe siècle, on peut observer des changements. Et la manière de dire l'amour a aussi changé.
Quels sont pour vous les moments-clés de cette évolution de cette nomination de la sexualité ?
Hormis la révolution sexuelle des années 70, l'un des moment-clés, c'est juste après la Seconde Guerre mondiale. Il se passe quelque chose pour les femmes à ce moment-là.
Elles commencent à davantage avoir l'envie de parler de sexualité et de se plaindre. Elles commencent donc à en parler mais de manière encore souterraine, on a pas encore cette explosion de Mai 68. C'est un terrain qui est en train d'être préparé.
Mais pourtant, on aurait tendance à penser que ces années sont des années d'ordre moral, notamment avec le poids du régime de Vichy...
Vichy a essayé de contrôler la sexualité des Français ou du moins leur vie privée, mais ça n'a pas vraiment fonctionné. Et puis cette période de guerre est l'occasion pour les couples de s'interroger sur ce que c'est que leur mariage ou l'amour qu'ils vivent, de se demander s'il est vraiment si important que ça. Finalement, ce qui leur semblait banal, naturel avant la guerre est complètement remis en question.
A propos des couples pendant la guerre, on a l'impression que ces périodes ont été parfois libératrices. On pense à la correspondance du poilu Constant et de sa femme Gabrielle pendant la Première Guerre mondiale. Il se sont envoyés des lettres enflammées avec des fioles de sperme et des poils pubiens.
Oui, mais, ce couple-là est un couple extravagant pour son époque et aussi pour la nôtre d'ailleurs. Je doute fort qu'à notre époque les couples amoureux, aussi épris soient-ils, s'envoient des fioles de sperme ou des poils pubiens...
Aujourd'hui, comment s'aime-t-on ?
Après l'entre-deux-guerres apparaît un amour plus fusionnel. Il ne s'agit plus simplement de faire une équipe et de se marier.
Dans les années 70 apparaît l'idée d'un couple formé par deux individus – cette fois, les femmes comprennent qu'elles sont aussi un individu. Et que dans leur couple, chacun peut avoir des amis différents, des activités différentes.
Qu'attend-on désormais de l'amour ?
Il doit absolument apporter le bonheur. Ça devient extrêmement important et il ne s'agit pas d'un bonheur du couple mais d'un bonheur d'individu.
C'est là que les choses se compliquent, parce que si on attend le bonheur de l'amour, l'amour devient très désirable mais aussi beaucoup plus fragile : on ne s'accommodera plus de la moindre déficience, de ne plus se comprendre ou de ne plus être compatible sexuellement. En ce cas, on se sépare.
L'amour devient une sorte de performance ?
Oui, tout à fait et cette performance est directement liée la sexualité. Je ne pense pas que des couples, aujourd'hui, peuvent encore se dire très amoureux sans avoir aucune vie sexuelle, ce qui était pourtant le cas dans l'entre-deux-guerres.